Dans le bar à l'arrière-plan faiblement éclairé d'une salle de la rue Sainte-Catherine, une femme vêtue d'une courte robe blanche et d'un voile hurle sur une contrebasse. Marie-Ketely Abellard, épouse et collaboratrice du virtuose du jazz montréalais Théo Abellard, vole un peu la vedette, mais son mari pianiste et compositeur ne semble pas s'en soucier. Le duo échange joyeusement des improvisations tout au long du set, tandis que le batteur Tyson Jackson pioche habilement dans les beats et les solos derrière eux, complétant le trio de jazz.
C'est le genre de spectacle simple et raffiné que seuls les passionnés de jazz peuvent réaliser, et non le genre de spectacle que l'on voit dans la plupart des festivals de musique de nos jours. Mais le Festival international de jazz de Montréal (FIM) n'est pas comme la plupart des événements de musique live qui auront lieu en 2024. À sa manière, l'événement pourrait bien servir de modèle pour réparer un système de festivals qui semble irréfutablement brisé. Fondé en tant qu'organisme à but non lucratif en 1980, le Jazz Fest a un objectif totalement différent des festivals modernes : le but ici est simplement de célébrer la musique, pas de gagner de l'argent.
Avant même le début du spectacle du Théo Abellard Trio, une foule de quelques centaines de personnes était déjà comble dans cette petite salle, où il n'y avait que des places debout. C'est en partie parce qu'il s'agit de l'un des 400 spectacles entièrement gratuits qui ont eu lieu au cours des 10 jours du Festival de jazz de Montréal cette année, et en partie parce qu'un trio de jazz canadien local est le genre de spectacle particulier que les spectateurs aiment voir à ce festival en particulier. Le trio ne fait pas partie d'un groupe de 25 à 30 noms qui ornent les bannières de chaque événement grand public dans des arrangements légèrement différents – et c'est une bonne chose.
Pour le spectacle de ce soir-là, personne n’a eu à se précipiter sur Ticketmaster pour essayer d’obtenir un billet ou un laissez-passer pour le festival avant que les places ne soient complètes. Il n’y avait pas d’accès VIP ou de niveau supérieur – juste un public rempli de gens qui n’avaient qu’à noter l’heure du concert et à se présenter pour écouter la musique. Et comme la hausse des prix des billets a lentement mais sûrement sapé le modèle de tournée pour les petits groupes et les fans fauchés, l’accent mis sur la musique live accessible et entièrement gratuite lors de ce festival est rafraîchissant. (Il y a bien sûr quelques spectacles payants pendant le Festival de jazz de Montréal, mais la majorité des spectacles sont gratuits.)
Mais l’aspect non lucratif du festival ne se limite pas à éliminer les obstacles financiers qui empêchent tant de personnes d’accéder à la musique live, un problème qui est devenu encore plus pressant dans les années post-pandémie ; il s’agit de rassembler la communauté des mélomanes de la ville de Montréal pour célébrer quelque chose ensemble et créer des liens plus profonds. Il s’agit également d’amener les nouveaux arrivants dans la ville à ressentir le sentiment de camaraderie mondiale que cet événement de longue date favorise dans la communauté du jazz en particulier et dans l’industrie de la musique en général.
Trois fois plus long que les festivals de fin de semaine habituels, qui se déroulent sur des terrains temporaires bientôt jonchés de détritus, érigés dans des stationnements ou des champs quelque part, puis démontés immédiatement après, ce festival annuel de musique live s’étend dans tout le centre-ville de Montréal, naturellement intégré à l’infrastructure de la ville elle-même. La rue Sainte-Catherine est l’artère principale transformée en rue piétonne, avec des scènes improvisées pour d’autres concerts extérieurs gratuits, ainsi que des stands de nourriture, des stands éphémères de marques de musique et des tentes de produits dérivés.
Le tout est ouvert à tous, sous réserve d’un simple contrôle des sacs. Aucun bracelet ou laissez-passer média n’est requis. L’abondance de spectacles gratuits signifie que des centaines de personnes visitent la ville pour l’événement chaque année également, et comme la plupart des concerts ont lieu en soirée, les visiteurs ont réellement la chance d’explorer les quartiers et de se régaler de spécialités locales comme les bagels et la poutine de Montréal avant de se mettre en mode festival. Au lieu d’être coincés dans de longues files d’attente devant des vendeurs de restauration rapide dédiés à l’intérieur d’un événement en circuit fermé, les restaurants, bars et boutiques de Montréal bénéficient d’un coup de pouce grâce à l’afflux de touristes.
De plus, les concerts gratuits ne se limitent pas aux trios de jazz dans de petites salles : chaque année, des têtes d'affiche jouent des concerts gratuits et ouverts au public sur la plus grande scène principale. Cette année, cette scène a été honorée par la crooner canadienne Charlotte Day Wilson, le groupe de funk australien Hiatus Kaiyote, Robert Glasper (!), Thee Sacred Souls de San Diego et le rappeur de l'Indiana Freddie Gibbs. Dans d'autres recoins de l'événement, des artistes de renommée mondiale comme André 3000 et Norah Jones ont fait salle comble lors de leurs concerts, Killer Mike a représenté Atlanta avec un chœur complet de choristes et le groupe d'acid jazz londonien Alfa Mist a conquis ses fans lors d'un set nocturne dans un petit club.
Le jazz et le hip-hop étant étroitement liés, et le rap de plus en plus présent dans l'écosystème musical, il est rassurant de voir un festival avec une si longue tradition de jazz accueillir des artistes comme Freddie, André et Mike à l'affiche. Aussi populaires que soient ces trois rappeurs (ainsi que la carrière naissante de 3 Stacks en tant que flûtiste de jazz), leurs styles et formats musicaux sont encore en dehors des limites du courant dominant, ce qui en fait des favoris cultes (et lauréats de Grammy) qui s'intègrent toujours bien à l'avant-garde du monde du jazz.
En fait, l’événement de l’industrie musicale auquel le Festival de Jazz de Montréal fait le plus penser est South by Southwest, avant qu’il ne soit repris par les grandes entreprises technologiques et une foule d’événements télévisés et cinématographiques dérivés. Tous les journalistes musicaux que j’ai connus à mes débuts au cours des 15 dernières années m’ont indiqué que SXSW était un moyen de rencontrer d’autres journalistes, de découvrir des artistes émergents, de se connecter avec d’autres personnes de la communauté et de réseauter avec une foule d’autres personnes qui aiment simplement la musique live. Tous ceux qui regrettent le « vieux SXSW », qui était davantage axé sur la découverte musicale, les artistes locaux et méconnus, ou simplement les légendes de l’industrie qui méritaient d’être mises en lumière, devraient envisager de se rendre au Canada pour le Festival de Jazz de Montréal l’année prochaine.
Nous avons perdu une grande partie de notre communauté de journalistes musicaux parce qu'il existe si peu de tiers-espaces où les gens peuvent se réunir en toute sécurité et à moindre coût, et à bien des égards, le Festival de jazz de Montréal a le potentiel de ramener cette opportunité de connexion. Lorsque le profit n'est pas l'objectif et que la communauté l'est, alors la musique revient à ce qu'elle est toujours censée faire : rassembler les gens.